jeudi 3 septembre 2020

JEAN ROUQUET ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DES CAVES DE ROQUEFORT

 

Jean Rouquet en 1989
 Jean Rouquet, vous avez terminé votre carrière en qualité de Directeur Général d la Société des caves de Roquefort, quels sont vos antécédents familiaux ?
Je suis né à Mounès (12), en 1936, dans une famille installée au village, d’après ce que j’en sais, depuis cinq générations. Mes ancêtres paternels étaient artisans maçons traçant aussi, aux explosifs, des chemins et des routes dans les rochers. Mon arrière-grand-père qui travaillait la plupart du temps seul avec son fils, fédérait les ouvriers des alentours pour les chantiers importants. J’ai relevé sur son carnet de paye des équipes d’un quinzaine de personnes. Mon arrière-grand-mère, ma grand-mère, comme plus tard ma mère, tenaient un des deux cafés-auberges du village. Comme le faisaient tous les artisans, forgerons, charrons ou cordonniers, nous cultivions quelques champs pentus et des petits prés le long des ruisseaux qui nourrissaient un minuscule troupeau de brebis ainsi que le mulet ou le cheval préposé aux travaux.
Mon père, tout en cultivant et en agrandissant la petite propriété se lança dans les années trente dans le commerce des produits indispensables à la campagne : vin, sel, engrais, céréales, foin, etc. Équipé d’un camion de 5 tonnes qui véhiculait vers le Pays bas, luzerne et pommes de terre et revenait chargé de vin, de sel ou d’engrais préparés à Balaruc par la Compagnie Saint-Gobain. Mon oncle abandonna la truelle pour se joindre à lui et l’entreprise fut fièrement dénommée « Rouquet frères ». En grosses lettres sur le Berliet (téléphone n°1 !)
 
Ma mère était née sur les pentes de la Croix de Mounis, dans le village de Pabo. Mon grand-père maternel était un de ces petits paysans qui pratiquaient une autarcie presque intégrale basée sur la chèvre, la châtaigne et le jardinage. Ma mère, Alice, était la plus jeune des six enfants. Ses frères, beaux-frères et neveux travaillaient à la mine de Plaisance qui donnait un anthracite de très bonne qualité.
 
J’ai réellement connu mon père à l’âge de 9 ans, à son retour tardif de captivité dans le nord de l’Allemagne. Très vite, il m’associe à ses travaux des champs et à ses autres activités rustiques, pêche, chasse, cueillette des cèpes et girolles… Curieusement, je préférais ces occupations bucoliques aux jeux de mon âge. Pour résumer, je devins en peu de temps expert dans le maniement du râteau, de la fourche et de la balance à écrevisses et champion de premier ordre comme lieur de gerbes. Il paraît qu’une jeunesse sacrifiée au travail des champs éloigne souvent de la nature, en ce qui me concerne elle a rendu mes bois, mes taillis, mes champs et surtout les ruisseaux indispensables à mon équilibre.
 
Quel a été votre parcours scolaire et universitaire ?
Mon père s’était mis en tête que je devais être ingénieur, à l’exemple des patrons des mines que ses beaux-frères côtoyaient. C’est ainsi qu’après des études secondaires à Saint Gabriel, le collège de Saint-Affrique, je me suis retrouvé en prépa à Toulouse, puis dans une école de chimie industrielle à Lyon. À vrai dire, ce qui m’intéressait, c’était l’animation d’une équipe, quelle que soit l’activité. J’avais vécu cette solidarité gratifiant aussi bien au contrôle aérien de la base d’Orange pendant mon service militaire que sur une sonde pétrolière lors de l’un de mes stages, dans le Sud Saharien. J’avais, en effet, un faible pour la chimie du pétrole. Mais les circonstances ont voulu que je suive une autre voie en entrant à la Société Progil du groupe Rhone-Poulenc.
 
En usine ?
Je désirais fermement travailler en usine mais l’usage était de commencer sa carrière en recherche appliquée. Mon laboratoire travaillait dans le domaine de l’eau, corrosion et entartrage des circuits industriels, détergence, etc. On commençait à s’intéresser à la biodégradabilité des détergents dont Progil fabriquait beaucoup de composants. On me confia une quinzaine de micro-stations d’épuration, ce travail me passionnait et il fut brutalement interrompu par une promotion non désirée. Je fus affecté à une filiale parisienne avec la responsabilité technique d’une équipe technico-commerciale, toujours en traitement des eaux.
 
Votre entrée à la Société des Caves de Roquefort n’était donc pas une suite logique au début de votre carrière ?
Ce fut plutôt un virage à 180°. Retour dans mon pays, économie locale, produit de haute tradition, tout m’attirait vers ce nouveau métier que je me suis efforcé d’apprendre dans tous ses détails. Si ma carrière s’est terminée en qualité de directeur général, c’est probablement parce que j’avais successivement été chef de produit, responsable du marché américain, directeur industriel… Rien de l’entreprise ne m’était inconnu.
Les années 1970 marquaient un tournant dans la production du lait de brebis, devenue excédentaire grâce en particulier à l’amélioration génétique de la race de brebis Lacaune et la mécanisation de la traite. Nous avions à notre disposition de grandes quantités de lait et la mise au point de nombreux fromages a été passionnante. C’est ainsi que naquirent les usines de production de Féta, d’Ossau-Iraty, etc.
Je voudrais souligner l’importance de l’organisme interprofessionnel qui régissait les paramètres fondamentaux : affectation et prix du lait, gestion de l’Appellation d’Origine, publicité collective. La confédération de Roquefort paritaire, éleveurs/industriels était un merveilleux instrument mis au point par des dirigeants éclairés. J’ai conservé, tout au long de mon parcours, la responsabilité du marché américain qui était collectif. Là aussi, nos devanciers avaient fait preuve d’intelligence en déposant aux USA la marque Roquefort car l’Amérique ignorait totalement la notion d’Appellation d’Origine.
 
Le retour au pays a-t-il joué un rôle important dans votre décision de rejoindre la Société des Caves ?
Tout à fait fondamental. Que de fois, ai-je rêvé d’un job même modeste qui me permettrait de parcourir bois et taillis le week-end. Et on m’offrait la plus belle reconverson possible. Je ne pouvais pas refuser.
 
Vous avez pris votre retraite jeune à 56 ans. Pour quelle raison ?
Être Directeur général de la plus belle boîte aveyronnaise m’enchantait, bien entendu, je maîtrisais la fonction, agrémentée par les voyages aux USA, avec bureau dans la 42° rue, etc. Nous avions des résultats commerciaux et financiers excellents. Le Féta perçait en Allemagne, aux Etats-Unis, au Moyen-Orient. Tous les indicateurs étaient au vert mais il devenait de plus en plus clair qu’en haut lieu, on envisageait l’avenir de l’entreprise à d’autres fins que la prospérité locale qui était mon objectif. Je négociai mon départ.
 
Jeune retraité, n’avez-vous pas ressenti un vide sidéral ?
Pas le moins du monde. Notre installation à plein temps dans notre maison sur la colline fut une des périodes les plus belles de ma vie. Je dis notre installation, car sans la passion de ma femme Michèle, précédemment franc-comtoise, pour ce pays qui était devenu le sien, rien n’aurait été possible. Je reste persuadé qu’elle est plus amoureuse que moi de nos collines.
Je pouvais vivre à fond mes grandes passions que sont la chasse de la bécasse, la pêche à la truite fario, la recherche des divers champignons des champs et des bois et, ce qui me tenait à cœur, la culture des légumes associée à l’entretien de nombreux rosiers. Des activités annexes ont vu le jour, bois pour la cheminée, soins à deux chevaux montés par enfants et surtout petits-enfants, dont une cavalière très diplômée.
Je devins aussi vice-président de la Fédération des Chasseurs de l’Aveyron, activité passionnante. Le travail manuel a rempli mes journées au rythme des saisons.
 
Quid de la transmission de votre amour du pays ?
Mes enfants ont hérité de l’attachement au pays. Mes petits-enfants tous en activité professionnelle aiment aussi notre colline, y viennent souvent, attirent des amis. Pourraient-ils vivre ici ? Plus tard, peut-être.
Notre région est victime d’un paradoxe. On la trouve belle, on aime sa quiétude, ses grands espaces. Mais ce pays est difficile, sévère en hiver, il manque d’animation.
Je ne peux pas contredire ces affirmations et je me sens parfois incapable d’expliquer que c’est ce vide, cette solitude magnifique qui me transporte de plaisir lorsque, loin des routes et des sentiers balisés, je m’enfonce dans un bois touffu, à la suite de mon setter ou que j’attends le lever du jour dans une chaussée du Rance. Alors, je remercie le ciel de m’avoir conservé les désirs de mon enfance.
Je ne voudrais pas qu’on puisse m’appliquer la phrase de Jim Harrison : « Qu’as-tu fait de ce jumeau que tu portais en toi ? »
 
PS Jean Rouquet a publié trois livres autobiographiques : 
  • La jasse d’Armand (en poche L'enfant de la Borie)
  • Retour à Montifret
  • Chroniques sauvages.

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