Dans son rapport publié le 16 octobre 2020, Greenpeace estime que « sur l’ensemble des céréales utilisées en Europe (en 2016), la majeure partie (59 %) a servi à nourrir des animaux, et seulement 24 % à nourrir des personnes. » Et pour l’organisation de défense de l’environnement, l’alimentation animale ne devrait pas être un débouché prioritaire des céréales.

Une histoire de point de vue

« Les chiffres varient si l’on mesure la production ou la consommation, tempère Patricia Le Cadre, la directrice du pôle de l’alimentation et des productions animales du Cereopa (1). Pour elle, si on veut caractériser l’agriculture européenne, il est plus logique de parler de la production européenne de céréales destinées à la consommation animale.

Pourquoi ? Parce que l’Europe exporte des céréales destinées à l’alimentation humaine et importe des matières premières pour nourrir son bétail. Selon le bilan protéique de 2019-2020 publié par la Commission européenne, 49 % de production européenne de céréales sert à nourrir les animaux. En France, 80 % du blé produit est destiné à l’alimentation humaine.

Ne pas oublier les coproduits

« Dans les 21 millions de tonnes d’aliment fabriquées par l’industrie française de l’alimentation animale, la moitié des matières première sont des coproduits non valorisables en dehors de l’élevage », ajoute Stéphane Radet, le directeur du Snia, le Syndicat national de l’industrie de la nutrition animale.

« À partir de ces coproduits, l’élevage a la capacité de produire de protéines digestibles par l’homme », renchérit-il. Et Patricia Le Cadre d’insister : si les coproduits céréaliers sont intégrés dans les « 59 % de céréales européennes à destination des animaux, avancés par Greenpeace, cela serait déloyal ». Il faudrait plutôt les déduire.

« Est-ce vraiment un problème ? »

Pour Jean-Louis Peyraud, directeur adjoint scientifique de l’agriculture à l’Inrae, ce chiffre de 59 % est assez proche de la vérité au niveau européen. Il est de 30 % au niveau mondial selon la FAO. « Mais au niveau européen, est ce que c’est un problème en soi ? s’interroge-t-il. Il ne faut pas exporter notre façon de produire, mais à l’échelle européenne, la consommation de céréales par l’élevage n’est peut-être pas si problématique que cela. »

Dans une vision pragmatique, le chercheur précise : « Nous ne pouvons pas mettre à mal une filière. Il faut penser marché et système économique. L’élevage permet aussi de tamponner les prix des céréales. En cas de faible récolte, on peut abattre du bétail. En cas de hausse des stocks, on peut produire plus de viande », explique-il.

Cet argument ou plutôt cette vision ne sorrespond pas à celle des ONG. Si des évolutions sont possibles et souhaitables, pour Jean-Louis Peyraud, comme cultiver davantage de légumineuses et de légumineuses fourragères en particulier ou faire évoluer des pratiques d’élevage, elles doivent se faire dans le temps.

Les légumineuses et le soja

Deuxième affirmation importante du rapport : « 53 % (en 2016) et 88 % (en 2013) des légumineuses et du soja, riches en protéines, utilisés en Europe ont servi à l’alimentation animale ». Selon Patricia Le Cadre, les chiffres sont un peu datés et la dépendance des animaux au soja d’importation a nettement diminué, notamment en France.

Il reste que les Européens consomment peu de légumineuses et la demande en alimentation humaine est faible. Mais les choses évoluent aussi bien en termes de demande que d’offre. « La nouvelle Pac et le plan protéines ont l’ambition d’accroître leur part dans l’assolement européen, poursuit-elle. C’est une bonne chose et répond au changement de paradigme de l’agriculture européenne. Mais il faudra trouver une rémunération par le marché si l’on veut que ça marche. »

Selon Jean louis Peyraud, « si on veut transformer l’agriculture, il faut développer des légumineuses. Et si on se place dans un scénario de réintroduction en masse de légumineuses, il faudra cultiver plus de légumineuses fourragères et de luzerne en particulier. »

C’est pour cela que l’élevage est nécessaire à l’équilibre agricole européen. Et le chercheur de poursuivre : « Il faut retrouver des grands équilibres mais sans donner des chiffres hors-sol que les gens ne sont pas forcément capables de bien interpréter. »

Les surfaces en question

Troisième affirmation forte du rapport, « plus de 71 % de l’ensemble des terres agricoles de l’Union européenne servent à alimenter le bétail. Même en excluant les pâturages et en tenant compte seulement des terres utilisées pour les cultures, ce sont plus de 63 % des terres cultivables de l’Union européenne qui servent à nourrir les bêtes au lieu de nourrir les populations. »

Pour Jean Louis Peyraud, si le chiffre global de 70 % semble proche de la réalité, dire que 63 % des terres cultivables de l’Union européenne servent à nourrir le bétail est erronée. En effet, parmi les 70 %, environ 25 % sont des prairies permanentes, 10 % sont des prairies temporaires et 35 % sont cultivés en céréales, bien loin des 63 % avancés par Greenpeace.

Concernant les surfaces en herbe, permanentes ou temporaires, « il faut maintenir absolument ces surfaces », insiste le directeur scientifique adjoint de l’agriculture à l’Inrae. Dans le livre L’Élevage pour l’agroécologie et une alimentation durable, il explique que les prairies sont un refuge pour la biodiversitéet permettent de stocker du carbone. Et qu’elles ne sont pas cultivables pour la plupart d’entre elles. Il faut maintenir aussi des prairies dans les zones de plaine où on peut cultiver des céréales, pour maintenir les équilibres écologiques.

« Par ailleurs, la photosynthèse produit plus de 6 milliards de tonnes de biomasse dans le monde par an, continue Jean-Louis Peyraud. C’est le rôle des animaux et surtout des ruminants de valoriser cette biomasse expliquent le chercheur de l’Inrae. C’est plutôt du côté de 35 % de céréales destinées à l’alimentation du bétail qu’il faudrait peut-être regarder pour améliorer le bilan GES (2) de l’élevage européen. »

Les biocarburants aussi dans les viseurs

Dernière assertion que nous relevons : 60 % de l’huile de colza utilisée en Europe sert à alimenter des véhicules. La société Saipol confirme ce chiffre et le précise : si 60 % de l’huile de colza sont en effet utilisés comme carburant, il ne s’agit pas de 60 % du colza. Et l’huile ne représente que 44 % du colza puisque sa transformation produit aussi 56 % de tourteau.

Renaud d’Hardivilliers

(1) Centre d’étude et de recherche sur l’économie et l’organisation des productions animales.

(2) gaz à effet de serre.