Votre mission parlementaire sur la prévention du suicide en agriculture arrive à son terme. Que faut-il changer, selon vous, pour faire en sorte que l’hécatombe cesse ?

À la veille de rendre mon rapport au Premier ministre, nous avons tenu au début d’octobre une réunion avec le ministre de l’AgricultureJulien Denormandie. Celui-ci n’attend que l’officialisation des conclusions exprimées dans ce texte pour prendre des mesures, rapides et efficaces, auprès des quatre acteurs qui interviennent auprès des agriculteurs.

Ces acteurs, responsables, de près ou de loin, de la détérioration de leur situation lorsque la « machine » s’emballe — du moins, c’est là leur ressenti —, ce sont les banques, la MSA, les services de l’État et les chambres d’agriculture. Ces mesures se doivent d’être pragmatiques, concrètes — le ministre s’y est engagé — et viser plus d’humanité, car au-delà des chiffres et des détails techniques repris dans ce rapport, ce qui fait cruellement défaut aux agriculteurs en difficulté, ce sont d’abord et avant tout des relations humaines et « humanisées » avec ces acteurs.

Que voulez-vous signifier en parlant de services déshumanisés ? Qu’avez-vous constaté ?

Songez qu’un agriculteur écrasé par les dettes et les angoisses liées à son métier n’a la plupart du temps comme premier interlocuteur qu’une boîte vocale ! Le service Agri’écoute, mis en place par la MSA, a constitué un premier progrès, mais les agriculteurs s’en méfient, car il est compliqué d’accepter qu’un organisme collecteur — même en vue de la protection sociale — puisse également fournir un soutien psychologique objectif.

De plus, bon nombre d’agriculteurs sont des hommes et des femmes qui ont l’habitude de gérer et résoudre leurs problèmes seuls, ceci d’autant plus qu’ils ont été « oubliés » par les politiques publiques depuis des dizaines d’années. Peu d’entre eux osent ainsi appeler à l’aide : ce sont la plupart du temps les proches — familles, amis, voisins — qui tirent la sonnette d’alarme. Il importe donc de rendre les services d’aide accessibles aussi bien aux agriculteurs eux-mêmes qu’à ces tiers. Et que ces mêmes services sachent prendre la situation en main et se rendre auprès de ces personnes à bout de souffle, dans la dignité, le respect et la célérité.

Vous pointez également la responsabilité des banques. Qu’avez-vous observé ?

Voici un autre exemple marquant de cette déshumanisation : celui-ci tient dans ces cachets apposés sur le courrier — souvent non lu — que reçoivent ces agriculteurs, les désignant publiquement comme des mauvais payeurs. Se rend-on compte à quel point ce type de pratique ajoute de l’humiliation à la détresse ? Je ne dis pas qu’il faut révolutionner intégralement le système agricole : toutes les structures et le personnel sont là. Néanmoins, sachons remettre de l’humain dans ces rouages administratifs !

Ce sera la meilleure solution pour éviter qu’à l’avenir, de nouveaux agriculteurs en arrivent à envisager le pire, voire à le commettre. Les agriculteurs, rappelons-le, sont un des trois piliers de notre économie avec l’industrie et les services, et ils sont à la base de notre autonomie alimentaire. À ce titre, ils participent ainsi de notre souveraineté en tant qu’État, ce n’est pas rien ! Raisonner avec eux uniquement en termes financiers, et de la façon la plus sèche qui soit, n’est donc pas un service à nous rendre en tant que société.

Votre mission avait aussi pour objectif de mieux comprendre les controverses, agressions et incivilités à l’encontre du monde agricole. Ces attaques concourent-elles au mal-être des agriculteurs ?

La « mode » de l’agribashing n’arrange pas les choses en effet… Les agriculteurs ne peuvent pas mener de front une bataille financière pour conserver leur exploitation, et une guerre de l’image perdue d’avance. La transition écologique est en marche. Si elle ne va pas assez vite ou assez loin aux yeux de certains, ce n’est pas une raison pour désigner les agriculteurs responsables et en venir à des pratiques qui relèvent de l’agression — verbale ou physique — voire du harcèlement.

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La plupart des agriculteurs ont une grande conscience écologique, mais pas forcément les moyens de la mettre en œuvre tout en continuant à vivre décemment, ou se former pour faire évoluer leurs pratiques. Ce n’est pas en les rejetant davantage qu’ils y parviendront ! Les femmes et les hommes qui se lancent dans ce métier savent pertinemment qu’ils seront tôt ou tard confrontés à des difficultés, car ils sont soumis à des aléas nombreux et divers — météo, maladies, parasites, etc. Ce que nous pouvons leur éviter, en revanche, c’est cette blessure du manque de considération, du manque de dignité. Encore une fois, traitons-les humainement et ils se remettront de toutes les crises traversées.

Point d’étape le 7 octobre 2020 entre le ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, et le député Olivier Damaisin. Le réalisateur Édouard Bergeon était présent au début de l’entretien.

Le sujet du suicide dans le monde agricole ne date pas d’hier, pourquoi la réflexion a été aussi longue à être lancée ?

Jusqu’alors caché ou occulté, le sujet du suicide chez les agriculteurs a frappé nos consciences à travers le film choc « Au nom de la terre ». Même s’il existe de fortes disparités entre les régions et que certaines avaient déjà mis en place des mesures pour lutter contre le mal-être des agriculteurs, globalement, le film d’Édouard Bergeon a permis de faire un bond considérable.

J’ai eu la chance de côtoyer longuement cet homme extraordinaire au cours de mes déplacements et mes rencontres. Outre ce qui est décrit dans son film, à plusieurs reprises, durant ces temps d’échange, il a su aider à mettre des mots sur des situations intenables, ainsi que beaucoup d’humanité. Son film et l’homme ont fait, sans conteste, avancer les choses.

Lors de vos déplacements et de vos échanges, avez-vous détecté des pratiques déjà en place efficaces face au mal-être des agriculteurs ?

Oui, j’ai pu constater par exemple qu’au sein des coopératives d’utilisation de matériel agricole, les Cuma, le taux de suicide était quasi nul. Le fait d’acheter le matériel à plusieurs, de se retrouver régulièrement, de s’entraider pour de nombreuses tâches, sont autant de lieux pour échanger et reprendre pied au milieu des « tempêtes ».

L’entraide est au cœur du lien rural depuis toujours : si on moissonne, les voisins viennent aider, on les invite à dîner en remerciement, et la fois suivante, on leur rend la pareille. Un tel lien gagnerait à être étendu à tous les pans de la vie agricole.

Cette mission ne concernait que les agriculteurs, mais elle est aussi le reflet d’un véritable enjeu sociétal, et de la place que nous voulons réserver à l’humain dans notre République. Je souhaite que cette place soit la première et j’ai bon espoir d’être suivi. Nos agriculteurs, mais aussi l’ensemble des Français le méritent.

Propos recueillis par Rosanne Aries