Journal La CROIX du 17 janvier 2014:
Hervé Lejeune, ancien conseiller à la présidence de la République, ancien
sous-directeur général de la FAO, professeur de politique agricole
L’Assemblée générale des Nations unies a proclamé l’année 2014, Année
de l’agriculture familiale. Il s’agit, selon la FAO, de « promouvoir et
d’aider à orienter la contribution de l’agriculture familiale et des petites
exploitations agricoles à l’éradication de la faim et au recul de la pauvreté
rurale » .
Le 18 décembre dernier, dans un unanimisme rare
aujourd’hui en France autour de la famille, les ministres de l’agriculture et
du développement ont sonné la mobilisation en faveur de « l’agriculture
familiale au cœur de leurs politiques en faveur du développement rural et
de la sécurité alimentaire ». Ils organiseront un séminaire
international sur ce thème lors du prochain Salon de l’agriculture dans
quelques jours.
Cette attention portée à la famille dans le secteur agricole peut
étonner au moment où la famille, dans sa forme traditionnelle, est au cœur de
débats difficiles en France. Cette surprise disparaît assez vite si l’on veut
bien comprendre toute l’ambiguïté de cette promotion de l’agriculture familiale
en France aujourd’hui, au-delà même de la grande diversité des agricultures
familiales dans le monde.
Il y a, d’une part, tout le passé agrarien français qui, depuis
Méline, en passant par la Corporation paysanne de Vichy, et jusqu’aux lois
d’orientation agricoles (aujourd’hui encore même si on élimine la référence au
« bon père de famille »), érige en pilier des politiques agricoles
françaises l’« exploitation familiale ».
Il y a, d’autre part, l’idée que la « petite agriculture »,
assimilée à l’agriculture familiale, a tous les mérites en matière
d’organisation sociale, de sécurité alimentaire, de biodiversité, de
préservation des ressources naturelles, de développement des économies locales…
Chez nous-même, dans le département de l’Aisne, la contestation est vive contre
un projet d’étable de 1 000 vaches laitières. Il est intéressant
d’ailleurs que la plupart des commentateurs interrogés sur l’Année de
l’agriculture familiale oublient l’adjectif « familial » pour ne
parler que des vertus de la « petite agriculture ».
Au-delà de cette ambiguïté, qui est en fait davantage une gêne à
reconnaître le rôle structurant historique de la famille en agriculture au
niveau du travail comme de la mobilisation du capital, foncier notamment, la
véritable question est de savoir pourquoi, en définitive, il faut promouvoir la
petite agriculture familiale dans le monde. La défense traditionnelle de la
« petite agriculture » par de nombreux ONG et responsables
politiques et professionnels mérite qu’on s’y arrête.
Est-ce parce qu’elle est « petite » qu’il faut promouvoir
l’agriculture familiale ? « Small is beautiful » demeure une
valeur sûre des débats économiques mais demeurer « petit » n’est
probablement pas le rêve des agriculteurs des pays en développement.
Est-ce parce que l’agriculture familiale fournit 70 % de la
production alimentaire mondiale? Ce peut être une raison si c’est pour faire
mieux encore.
Est-ce parce que 75 % des pauvres dans le monde sont des
personnes qui vivent (souvent mal) de l’activité agricole ? C’est une bonne
raison et il faut donc faire en sorte que ces producteurs-là améliorent leurs
revenus. En effet, si l’on veut que les agricultures locales contribuent mieux
à la sécurité alimentaire, une approche conservatrice et « muséale »
de la petite agriculture familiale sera très insuffisante pour nourrir la
population africaine qui va doubler d’ici à 2050. Les petites exploitations
familiales agricoles doivent entrer dans un processus de développement où le
gros mot de « productivisme » devra nécessairement avoir sa place,
avec des intrants adaptés (semences, engrais…), des systèmes de financement
propres (microfinance, crédit agricole…), des droits d’usage du foncier plus
stables… Quelques pays en développement ont avancé dans ce sens.
Promouvoir la petite agriculture
familiale, c’est encourager des projets de développement basés sur la
responsabilité personnelle des agriculteurs et des agricultrices.
C’est valoriser un type de travail différent du modèle industriel.
C’est aussi, nécessairement, une professionnalisation du travail familial.
C’est, surtout, accepter que l’ambition sociale et économique de cette petite
agriculture familiale soit de n’être plus « petite » parce qu’elle
aura grandi. Ce doit être cela l’ambition de cette Année internationale de
l’agriculture familiale.
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