vendredi 1 mai 2015

Cinq idées pour nourrir le monde

‣ L’Exposition universelle de Milan ouvre ses portes vendredi, avec pour thème « Nourrir la planète, énergie pour la vie ».
‣ Les organisateurs y voient «une occasion de réfléchir et chercher des solutions aux contradictions de notre monde » : la sousalimentation des uns et la suralimentation des autres.
‣ «La Croix» a demandé à cinq spécialistes du secteur de développer une idée pour faire face au défi de nourrir la planète au XXIe siècle.

PicTurETAnk Vente et cueillette de légumes sur une parcelle agro-forestière plantée en 1996 par l’Inra et rachetée par un jeune agriculteur en 2010 pour une activité de maraîchage en agriculture biologique.
« Nourrir la planète, énergie pour la vie ». C’est le thème de l’Exposition universelle qui ouvre vendredi ses portes à Milan. En cherchant à tirer parti à fond d’une thématique taillée sur mesure pour lui – l’alimentation –, le pays de la dolce vita espère attirer pas moins de 20 millions de visiteurs en terre lombarde entre le 1er mai et le 31 octobre. Selon ses organisateurs, Expo Milano 2015 « sera une occasion pour réfléchir et chercher des solutions aux contradictions de notre monde » . D’un côté, un peu plus d’un humain sur dix souffre de la faim : environ 870 millions d’habitants sur les 7 milliards que compte la planète étaient sous-alimentés sur la période 2010-2012. D’un autre, les morts liés à une alimentation non équilibrée ou une consommation excessive de nourriture se multiplient : environ 2,8 millions de personnes meurent chaque année pour des causes liées à l’obésité ou à une surcharge pondérale. Viennent s’ajouter environ 1,3 milliard de tonnes d’aliments gaspillés.« Il faut mettre en œuvre des politiques avisées, développer des styles de vie durables et avoir recours à des technologies de pointe pour trouver un équilibre entre la disponibilité et la consommation des ressources »,soulignent les organisateurs, qui veulent toutefois faire de ce thème « un moment de partage et de fête ».Reste que l’Expo est attaquée sur les contradictions de son message de fond, illustrées par la large participation à l’événement de multinationales de l’agroalimentaire (Coca Cola, qui aura son pavillon, ou McDonald’s, sponsor officiel). Pour Carlo Petrini, fondateur du mouvement écologiste et gastronome Slow Food, elle risque de ressembler davantage à « une belle kermesse » plutôt qu’à un lieu de débat sur les difficiles problématiques liées à l’agriculture et à l’alimentation dans le monde. Alors que l’Expo ouvre ses portes, La Croix a demandé à cinq spécialistes du secteur – agronomes, économistes, géographes –, de développer une idée pour faire face au défi de nourrir la planète au XXIe siècle.

Marc DufuMier, professeur émérite d’agriculture comparée et de développement agricole à AgroParisTech

« Au Nord, produire moins mais mieux »

ReCUeILLI PAR DENIS SERGENT
commons
« Il faudrait produire un peu moins mais mieux chez nous et, surtout, ne plus exporter vers les pays du Sud nos excédents alimentaires. En d’autres termes, favoriser l’agriculture vivrière au Sud et une production « écologiquement intensive » au Nord.
Un tel objectif suppose, selon les principes de l’agroécologie, de faire davantage appel aux ressources naturelles renouvelables et gratuites. Ainsi peut-on plus utiliser le carbone (CO2) pour produire des hydrates de carbone (sucres, amidon, huiles) grâce à la photosynthèse des plantes cultivées. De même faudrait-il développer la production de légumineuses, les seules plantes capables d’utiliser pour leur croissance l’azote de l’air. Pour mieux fertiliser la terre arable, on pourrait privilégier la plantation des arbres à enracinement profond, l’usage des champignons mycorhiziens, le recours au compost ou au fumier. D’un point de vue agronomique, on ne manque pas de techniques sobres en énergie qui ne nécessite pas d’apport en pesticides.
Pour permettre aux agriculteurs du Sud de disposer d’un peu d’épargne, nous devons cesser d’exporter nos excédents alimentaires (céréales, sucre, poudre de lait, poulets bas de gamme…) à vils prix et de surcroît subventionnés. Les peuples du Sud ont intérêt à disposer d’une agriculture diversifiée, autonome pour les aliments les plus courants. De plus ce type d’agriculture crée des emplois, car elle est plus artisanale et exigeante en travail. »
(1) 50 idées reçues sur l’agriculture et l’alimentation , Allary Éditions, 2014.

Bruno ParMentier, économiste, ancien directeur de l’École nationale supérieure d’agriculture d’Angers (1)

« Soutenir l’agriculture familiale »

ReCUeILLI PAR DENIS SERGENT
dÉcouVErTE
« Aujourd’hui, le problème de la faim est essentiellement politique. C’est un « effet collatéral » de la mondialisation, avec ses deux corollaires que sont le dogme du libre marché et l’absence de contrôle public des multinationales. Lutter contre la faim suppose une plus grande intervention des pouvoirs publics, contrairement à ce que promeuvent les institutions financières internationales. L’objectif est, notamment, de maintenir les circuits courts entre les zones de production et les zones de consommation.
La petite agriculture familiale s’avère, à niveau de développement égal, être plus productive qu’une grande exploitation. La mise en place de réseaux de distribution de produits basiques à bas coût pour les plus démunis, l’aide au stockage (un tiers de la récolte mondiale d’aliments est perdu chaque année) et à la vente directe, ainsi que la constitution de réserves de céréales de sécurité près des villes constituent les éléments clés d’une stratégie alimentaire.
En ce qui concerne l’accès à la nourriture, la politique de « Faim zéro » initiée par le président Lula au Brésil en 2003 peut être un modèle. En accordant aux mères de famille une subvention mensuelle réservée à l’achat d’aliments, le gouvernement a diminué la malnutrition et la mortalité infantiles de 61 % et 45 %. Un succès qui inspire le Mexique et l’Inde. En 2012, l’ONU a officiellement lancé « Faim zéro » mais l’objectif n’est atteignable que si les citoyens restent vigilants auprès de leurs dirigeants. »
(1) Faim zéro , La Découverte, 2014.

Sylvie Brunel, professeur de géographie des universités à Paris-Sorbonne (1)

« Respecter la règle des 5 P »

eMMAnUeLLe rÉJU
LABAN-MATTEI/AFP
« Pour relever ce défi, il faudra certes produire davantage mais surtout assurer une meilleure accessibilité de tous aux produits alimentaires. Pour cela, l’agriculture doit redevenir une priorité des pays où les paysans quittent leurs terres en masse pour migrer vers les villes faute d’une juste rémunération de leur travail.
Le seul moyen de résoudre cette équation est de respecter la règle des cinq “P” .
D’abord la Paix, car là où la guerre sévit, rien n’est possible.
Puis, les Prix : ces derniers doivent être assez élevés pour ne pas décourager le travail des paysans, mais pas prohibitifs pour que les produits alimentaires soient accessibles au consommateur urbain.
Les Puits : partout, à cause du changement climatique, il faudra penser à la maîtrise de l’eau et de l’irrigation.
La Propriété : sans sécurisation foncière, les paysans n’investissent pas, ne font pas de réserves d’eau, comme on le voit en Inde ou en Afrique. Ils quittent leur terre pour venir grossir ces masses urbaines qui engloutissent 80 % de leurs revenus dans la nourriture. Toute variation du prix des aliments provoque alors de la malnutrition ou des flambées de révolte.
Enfin, la Protection. On ne peut pas mettre sur le même plan, sur les marchés mondiaux, un exploitant de céréales de la Beauce et un Sahélien. L’agriculture ne peut pas être pilotée par la seule loi du marché. Elle a besoin d’un interventionnisme constant pour pouvoir assurer partout une juste répartition entre offre et demande. Les solutions techniques sont nécessaires mais, sans mesures d’ordre politique, elles laisseront les pauvres sur le côté. »
(1) Auteur notamment de L’Afrique est-elle si bien partie ? ,
Éd. Sciences Humaines, 2014.

Delphine lévi AlvArèS, responsable des relations institutionnelles de l’association Zéro Waste France

« Penchons-nous sur la question du gaspillage »

REcuEIllI paR eMMAnUeLLe rÉJU
CNIID
« Avant même de songer à augmenter la production ou les rendements agricoles, penchonsnous déjà sur la question du gaspillage alimentaire. La marge de manœuvre est considérable. La FAO estime en effet qu’un tiers de la production alimentaire mondiale destinée à la consommation humaine est perdu ou gaspillée.
Plusieurs facteurs interviennent, aux différentes étapes de la chaîne alimentaire. Le système de production et de distribution n’est pas adapté à la diversité de ce que produit la nature… Ainsi, les légumes doivent être droits pour rentrer dans les cagettes. Ils doivent aussi être beaux, sous peine d’être boudés par les consommateurs des pays développés. Une partie des produits qui n’entrent pas dans ces critères ne sont pas récoltés.
Il faut encourager le système de distribution à évoluer et sensibiliser le consommateur à l’égalité de valeur alimentaire des produits au-delà de l’esthétique. Dans les pays en développement subsistent des problèmes de stockage, de réfrigération ou de fréquence des transports. Des récoltes sont perdues faute d’avoir été abritées correctement ou parce que le camion de livraison a deux semaines de retard… Il y a énormément de progrès possibles en matière de logistique.
Enfin, rappelons qu’un autre tiers de la production alimentaire mondiale est destiné au bétail et non pas directement aux personnes. Or, on nourrit bien plus de gens avec les protéines végétales destinées à élever un bœuf qu’avec la viande qui en sera issue.
À terme, faute de surfaces agricoles ou d’eau en quantité suffisante, on ne pourra pas à la fois nourrir l’humanité et les animaux d’élevage. On ne pourra pas faire l’économie d’un rééquilibrage du régime alimentaire en faveur des protéines végétales. »

philippe Cury, directeur de recherche à l’Institut de recherche et développement

« Réservons les poissons aux hommes »

REcuEIllI paR MArie Verdier
IRD-CRH/WIKIMEDIA
« Sur les 80 millions de tonnes de poissons pêchés chaque année, 37 % sont transformées en farine de poisson pour l’aquaculture et les animaux d’élevage. Il faudrait réserver cette protéine animale bio de très grande qualité pour nourrir les hommes. Raisonnablement.
On a fait du poisson sauvage un animal de consommation de masse. L’augmentation continue des consommations affole la FAO (l’organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation) depuis des années. L’Europe est une pompe aspirante à poissons. Elle importe 65  % de sa consommation des pays du Sud. Et des pays tels la Chine et l’Inde accroissent considérablement la pression sur la ressource.
Il faut revoir cette géopolitique de l’alimentation. On pourra nourrir le monde, et notamment les pays du Sud, si l’on procède à un rééquilibrage Nord-Sud et si l’on enraye la surexploitation massive à l’échelle planétaire. Les quantités pêchées stagnent voire diminuent depuis les années 1980 – mais l’aquaculture se développe –, et 12 à 30 millions de tonnes de poissons trop petits sont rejetés en mer chaque année. Il faut impérativement les laisser grossir. D’autant que le changement climatique que l’on voit déjà à l’œuvre dans les océans crée un cocktail détonnant laissant peu de chances de survie aux populations fragilisées. Il n’y a rien d’incantatoire. Les États-Unis ont mis en place une gestion drastique et écosystémique des pêcheries, en imposant des quotas et en créant des réserves marines afin de restaurer les stocks de poisson à un niveau durable à l’horizon 2020, conformément aux Objectifs du millénaire. En quelques années, une telle politique porte ses fruits.

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